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Il doit être écrit quelque part que cette saison de ski ne sera pas comme les autres. A la difficulté de trouver de bonnes conditions d’enneigement, s’ajoute encore celle d’avoir une météo suffisamment stable, puis, quand le soleil s’annonce enfin, de trouver de la place dans les cabanes et dans nos agendas respectifs. Ainsi, ce dernier weekend nous a vu nous disperser tous azimuts, l’une au Mont-Tellier, l’autre dans la vallée de Gressoney, un troisième au col Durand, et nous, petite paire résiduelle, sur une course de substitution. Ne disposant que d’une seule journée et après moult tergiversations, une rocade dans notre programme officiel nous amenait finalement au Breithorn de Zermatt et au Schwarztor, créant l’opportunité d’un premier 4000 pour Françoise, suivi d’une longue et magnifique descente dans la neige légère et abondante du Schwärzegletscher ; une course attendue et ressentie comme un cadeau dans cette année peu favorable.

L’inquiétude nous gagne dans la montée en cabine vers le Petit Cervin. Seules les belles vaches noires valaisannes semblent manquer au décor vert de tous côtés, une vision verte qui peut signifier « longue marche et portage épuisant » pour le retour. Vert partout ? Non, bien que seul, un étroit ruban blanc se déroule juste au-dessous de nous, entre les mélèzes et les chalets épars, résistant vaillamment à l’envahissante chaleur. Il ne reste qu’à espérer que l’étroit resserrement entre le Riffelhorn et la barre de Trockenersteg sera suffisamment recouvert pour permettre le franchissement de la rivière. Evidemment, passé la station de Trockenersteg, serrés comme des sardines dans notre boîte de fer blanc, on ne voit plus que le bleu du ciel au-dessus de la barre rocheuse qui s’approche à grande vitesse. Est-ce l’émotion ou le manque d’oxygène ? Une sorte de haut le cœur, de vertige nous envahit, nous forçant à nous concentrer sur notre équilibre précaire, les pieds encombrés de notre sac, les mains agrippées à nos skis et bâtons, jusqu’à ce qu’un courant d’air envahisse la cabine et chasse les passagers dans un piétinement bruyant et métallique. Le long tunnel de sortie, suivit d’un court café fort, nous remettront les idées bien en place, l’équilibre à son meilleur niveau et notre altimètre à la bonne altitude, 3883 m.

Le Breithorn, c’est comme le Folly, en plus haut. La pente est juste un peu plus marquée, le froid se fait plus mordant et le décor est sans lac, ni sapin. A part la surprenante constatation que le souffle y est plus court, on y monte sans difficulté particulière et, avant d’atteindre la crête bordant l’abîme, on ne ressent aucune appréhension, ni sensation de hauteur ou de vide profond. Evidemment, dès que l’on voit apparaitre, loin devant, les autres chaines de montagnes, on se souvient que la cabine se précipitait vers une paroi qui domine de mille cinq cents mètres le Gornergletscher. On comprend alors que l’on ne sera qu’à quelques mètres d’un vide gigantesque et on se met à espérer que cette garniture de sorbet nature ne soit pas trop cornichée… En haut, le monde arrive par petits groupes. Il y a probablement une trentaine de skieurs allant et venant sur l’étroite ligne sommitale, cherchant les meilleurs points de photographie vers le Cervin et la Dent Blanche, ou à l’opposé vers le Mont-Rose. La vue sur les lignes successives de sommets est tellement infinie, que l’on a l’impression de pouvoir apercevoir les dômes dorés de la Place Rouge. Skis sur le sac, quelques courageux s’engagent plus loin pour traverser toute l’arête vers le Gendarm et la Roccia Nera. Pour notre part, le retour sera très classique, sur nos traces de montées jusque vers l’altitude de 3600m, puis dans une longue diagonale entre quelques zones de crevasses, jusqu’à atteindre le col du Schwarztor 3724m, où l’on remisera nos peaux.

La descente du Schwarztor est une pure merveille, comme un rêve dans un décor vrai. L’ouverture sur la large vallée et le glacier du Gorner donne en permanence une impression d’immensité et de solitude privilégiée. Et, bien que le tracé ait été passablement parcouru, nous sommes seuls, nous laissant l’impression égoïste que la montagne nous a été bien justement réservée. La première diagonale en pente douce nous éloigne du col et de l’abri du Pollux et, déjà, la consistance de la neige, alors dure et soufflée, change et devient souple, douce avec de grandes zones encore vierges en bordure des traces existantes. On rejoint un premier champ, marqué de dizaines de lignes en « S » parallèles. Là, on touche au bonheur et, dès le premier pas de valse, on ensevelit dans les crevasses alentours tous les weekends passés de météo improbable. Les virages s’enchainent, sans peine, les yeux braqués sur le point invisible suivant, les genoux plient, les chevilles poussent et les skis ressortent comme par magie en virant. La pente fléchit, la ligne se redresse et dans un large virage on s’arrête pour observer le segment suivant. Entre deux zones de séracs, la bande skiable se rétrécit et la pente s’accentue ; la diagonale file sur la gauche sur une large bande entre blocs et crevasses béantes, apparemment bien remplies et peu profondes. On vire à droite à nouveau et on se bloque. Devant, c’est un étrange chaos de creux et de blocs, dominé par une étroite pyramide tordue. Cependant, les concrétions sont relativement de faibles hauteurs, bien posées, laissant l’impression d’une bonne stabilité. On dérape alors quelques mètres sur une étroite bande avant de se laisser glisser sur un court muret de glace et de replonger dans la neige profonde. Ainsi, successivement, de resserrements en plongées, on va passer quelques ressauts et rejoindre le fond de cette large combe, à la jointure avec le glacier du Gorner.

Les courbes de la langue terminale du glacier sont tout en douceur. La pente, très faible, nous force à jouer finement avec le terrain dans une neige très ramollie et à passer habilement les lignes de gravier ou de pierres. Devant nous, au fond, la paroi qui descend du Breithorn et du ressaut de Trockenersteg semble fermer complètement la vallée avec celle plongeant du Riffelhorn. On en vient à douter. On doit se rassurer en pensant que, si la rivière passe, il devrait bien y avoir un espace franchissant cette barrière. La trace se faufile entre les cailloux, de plus en plus nombreux et volumineux et quelques petits jets, quelques bouillonnements resurgissent. Exploitant chaque plaque de neige résiduelle, on atteint le point étroit de la gorge. D’immenses piliers anthracites montent vers les nuages et de gros rochers ronds et lisses obstruent le passage. La pente s’accentue dans le point le plus étroit, où, la rivière découverte et les rochers nous forcent à un gymkhana et finalement à déchausser. Là encore, on a intérêt à être attentif, à ne pas poser le pied sur une couche de neige ou de glace trop mince ou sur une pierre trop lisse, gardant à l’esprit notre cruelle incapacité à nager en chaussures ; et puis aussi, on n’aime pas vraiment l’eau froide. Enfin, on butte sur une large vasque profonde et bouillonnante qui borde un gros rocher lisse, rendant tout contournement impossible. Le passage se fait par le haut où une corde, fixée à un anneau, permet de franchir les quelques mètres verticaux de descente.

En franchissant la passe, on a basculé de la blancheur et de la lumière solaire à la pénombre d’un nouveau monde sombre et gris, un peu comme si on venait de franchir une porte temporelle. Ça nous rappelle Tintin, débouchant de la cascade, découvrant fortuitement l’accès au Temple du Soleil. La vallée s’ouvre un peu, on devine un étroit sentier qui serpente dans le gravier entre buissons et cailloux. La petite rivière se fait torrent, le sentier s’élargit, s’accroche à la paroi et descend, puis s’arrondit et remonte sur un petit mamelon couvert de mélèzes nus. Au sortir du bosquet, juste devant nos pieds, le lit du torrent se donne des allures de Colorado, qu’une longue passerelle de câbles franchit, ondulant sous nos pas. Le temple n’est certainement plus très loin ; on entend presque le roulement des chariots, le sifflement des trains et les bulles de mousses couler lentement sur le verre.