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Jusque-là tout était encore un peu terne. Zinal montrait son visage d’arrière-saison, déserté, presque sans vie et la salle du seul bistrot ouvert n’accueillait qu’un unique client, assis à une table latérale, immobile, presque boudeur, comme désœuvré. L’ombre des hautes montagnes alentours gommait les couleurs et fondait les contrastes, mais peut-être aussi, n’était-ce que le reflet de mon esprit encore embrouillé à cette heure presque matinale. A la sortie du village, il suffit de passer le pont. Il suffit de passer le pont, C’est tout de suite l’aventure… chante Georges Brassens, dont l’adn montagnard s’arrête vraisemblablement à sa moustache, son esprit étant tout à son art pour visiter la nature humaine et cueillir la frêle primevère sous les feuillages virevoltants. A contrario, dès qu’un rayon de soleil éclaire un coin de neige fraiche, le nôtre nous pousse spontanément vers les arêtes rocheuses et les neiges éternelles. Or donc, il suffit de passer le pont et tout est blanc. Tout. Aussi haut que porte le regard, tout est blanc, lisse, immaculé, jusqu’à atteindre le bleu uniforme du ciel. Même le Besso, qui attire d’habitude notre regard par ses deux cornes noires de Diable, s’était refait une virginité en se couvrant du voile dentelé de la communiante de Picasso, le rendant beau et attirant, à dessein sans doute.

Le mauvais temps et le froid de la semaine dernière nous ont apporté leur content de précipitations, avec des flocons tombant jusqu’en basse altitude. Ainsi, les dix centimètres de neige sur le plat derrière Zinal nous permettent juste de glisser et d’éviter un portage harassant. Plus haut, sous le refuge du Petit Mountet, vingt centimètres recouvrent à peine les cailloux, nous forçant à quelques détours hasardeux. La maigre trace franchit le ruisseau et s’éloigne prudemment sur la gauche, loin de la haute moraine qui bave en continu des pierres et des coulées de gravier. Passé la limite du glacier, une belle trace régulière et profonde serpente devant nous, franchissant les ressauts en quelques zigzags d’une ligne douce et belle, jusque dans l’esthétisme du tracé. Dans cette longue montée, le temps qui passe ne se sent pas. Comme au théâtre, le décor change sans cesse agrémentant ce tableau magnifique. Sur notre gauche le Besso a disparu, masqué par son propre flanc ventru. Devant nous, l’Obergabelhorn ferme l’horizon et à droite se dressent le Pigne de la Lé et le Grand Cornier. Plus tard, alors que nous atteignions la jonction du glacier du Grand Cornier, la Dent Blanche, la Pointe de Zinal et le Mont Durand apparaissent à leur tour. Plus loin encore, vers la base du Mammouth, la trace se faufile entre quelques crevasses et cassures. On tourne alors vers l’est, découvrant le Trifthorn, le Rothorn de Zinal et le Blanc de Moming. Dans la blancheur environnante éclatante, il fait chaud, les fronts ruissellent. Il fait soif aussi et, bien que l’on n’en soit plus très loin, la cabane reste encore dissimulée par des ressauts de la moraine. Le faible enneigement des zones rocheuses nous force à un court détour qui interpose de nouveaux obstacles visuels. Et puis, quelques pas plus loin, elle apparait enfin, là, juste devant. L’apparition est si soudaine que le premier qui la voit s’amuse à jouer de sa position et de la crédulité de ses compagnons, lassés et impatients, restés à quelques mètres de cette vision salvatrice. Avec force détails, il la leur situe, plus loin, plus haut, plus à droite encore, au pied des cônes supérieurs du Mammouth, amenant un abattement de quelques instants. Alors qu’accablés ils s’apprêtent à reprendre leur marche interminable, redressant le regard sur la trace devant eux, elle leur apparait, à cinquante mètres à peine, massive, en pierres et toit de tôle, les drapeaux au vent. Entre sourires et grincements de dents, on sent déjà le goût de la bière limonade rafraichissante et la détente bienvenue.

Dans la vaste cabane, nous ne sommes que trente alpinistes ; l’équipe du gardien est au petit soin. A notre table, quatre solides montagnards et leur charmante compagne devisent joyeusement. Ce sont de « Joyeux Montagnard Bisontin », à notre instar de « Joyeux Montagnard Boéland ». Solides, ils nous mettront demain la pâtée, joyeusement. Tôt levés, ils s’attaqueront à l’Epaule du Rothorn avant de nous rejoindre sur l’arête du Blanc et de fondre devant nous dans la poudreuse. Mais pour l’instant, nous sommes au coude à coude fraternel, partageant nos valeurs, nos expériences, nos projets. Même si ça nous coûte, nous devons quand même reconnaître que pour des Jurassiens, ils connaissent une sacrée tranche de nos Alpes helvétiques, à en rendre jaloux un géographe de SwissTopo. Châtillon, Col des Pauvres, Para, Pic Chaussy et d’Arzinol entre beaucoup d’autres, en Valais, sur Fribourg, dans l’Oberland et ailleurs encore ; même les Gais Alpins et le Folly en sont. Et puis aussi, n’en déplaise aux Damounais, leur Conté de trente mois d’âge, ma foi, vaut bien un bon L’Etivaz. Manifestement, la convivialité est une valeur que montagnards Bisontins et Boélands ont en commun et c’est ainsi qu’il fut conclu que les Boélands feraient découvrir la Petite Arvine et la saucisse au choux aux Bisontins, au chalet de Billens. Il est des instants où Byzance n’est plus très loin.

Le froid vif du matin n’est heureusement pas trop profond. Il n’a réussi qu’à crouter la belle poudreuse d’hier, mais n’a que peu d’effet sur nos organismes. On progresse régulièrement, de palier en palier, sur une bonne trace qui longe la base rocheuse du Blanc de Moming. A l’aplomb du point central de l’arête du Blanc, caractérisé par une bosse cotée à 3679 mètres sur la carte, on chausse les crampons, charge les skis et grimpe dans le flanc raide neigeux. Quelques rochers inconfortables se franchissent prudemment et on atteint la crête. Comme un fil de funambule tendu entre terre et ciel, l’arête forme une douce courbe entre la base de l’Epaule du Rothorn jusqu’à la crête du Blanc de Moming, mais un peu plus large et surtout beaucoup plus stable qu’un simple fil. Après quelques dizaines de minutes d’une progression lente et prudente, ne laissant que peu de place pour admirer la vue et les skieurs zébrant la poudreuse en-dessous, on prend pied sur un large espace confortable. De là, par un large dôme de neige et une courte pyramide sommitale, on touche au Graal, 3661 m de rochers, de neige, de sueur et d’émotions.

Pour la descente, ça tient en quelques mots. Glisser, tourner, brasser la poudre. Jusqu’en bas le versant Nord du Blanc de Moming est un magnifique cadeau, inondé de soleil, avec une neige restée froide, poudreuse et profonde. Il n’y a qu’à penser à virer et ça vire, ça vire, ça vire. Comme dans un rêve, mais en gardant les yeux bien ouverts pour choisir sa ligne dans un espace vierge et garder à distance les bouches béantes des crevasses. Du dôme sommital, on plonge à la parallèle de l’arête du Blanc, on évite la chute de séracs sous le Rothorn et, dans un large virage à gauche, on contourne un réseau de grandes crevasses magnifiques. On descend ainsi par paliers courts, sous la crête Nord du Besso, à la limite de l’ombre, perdant plus de mille deux cents mètre d’altitude en virages réguliers dans la crème onctueuse et profonde, comme on tracerait une calligraphie sur un lourd velours blanc. Une pure merveille, le cadeau d’une saison médiocre. Dieu que c’est bon ! Quoique. Pendant que certains se régalent de ce dessert, une est à la peine, le Diable du Besso ayant sournoisement décidé de la retenir. C’était si pathétique que Brassens, toujours très concerné par le malheur des jolies filles, en tira quelques vers : Les sabots d’Hélène, Etaient tout crottés, Les trois capitaines, L’auraient appelée vilaine, Et la pauvre Hélène, Etait comme une âme en peine. Plus créatifs que les railleries de soldat, nous avons entrepris de décrotter notre compagne, retirant à la lame le bon mètre de sabot qui nuisait à la glisse. Et comme rien ne vaut un bon fartage bien lissé, une fine couche d’anti-bronzant fit l’affaire, permettant à la donzelle d’échapper à la convoitise du Cornu. Ne cherche plus, aux larmes d’Hélène, Va-t’en remplir ton seau.

Un dicton dit que « tout cadeau mérite sa peine », ou quelque chose ressemblant à ça. Arrivés à la sortie du double virage qui évite les rochers du bas du glacier, dans une forêt de jeunes mélèzes épars, on traçait nos derniers virages. Plus loin commençait un combat héroïque à la recherche du sentier perdu et du pont. Infatigables, encore à skis entre neige et rhododendrons, puis à pied dans les vernes et à travers la rivière comme des Marines de l’Apocalypse. Et si le pont ne se retrouvait pas ? Même les bouquetins et les chamois restaient impassibles, et moqueurs certainement aussi, devant notre progression hasardeuse.

Teuhh, tuuh, teuhh. Le dernier bus postal quittait Zinal devant nous quand nous repassions le pont… Qu’importe, on était venu là par nos propres moyens. Une fois encore, le Cornu restait Gros-Jean comme devant !