Si le printemps 2013 fait maintenant partie des plus humides des dernières décennies, c’est à des zones d’air polaire venues d’Islande et du Groenland que nous le devons, entraînant des températures inhabituellement basses pour la saison. Contournant un anticyclone stationnaire qui s’attarde sur l’Atlantique, cet air froid descend vers l’Europe et maintient un temps froid et dépressionnaire dans les Alpes. A fin mai, ce printemps occupe le septième rang des moins ensoleillés depuis 1980 et le treizième des plus arrosés.

Pendant ce temps en haute altitude, le millefeuille de crème blanche qui constitue le manteau neigeux se maintient en excellente condition. Pour qui est suffisamment volontaire et parvient à se glisser entre giboulées et nuages, les étroites fenêtres de ciel bleu offrent de belles opportunités de randonnées à skis dans cette neige constamment renouvelée. C’est ainsi que le Strahlhorn s’est généreusement donné, accueillant nos twists enchaînés dans la poudreuse printanière, le froid vif et sous un soleil éclatant. Et nous n’étions pas les derniers ce matin de début mai à tenter notre chance. La cabane Britannia était pleine à craquer, à la limite de nous faire dormir dans les couloirs, pour le plus grand plaisir des gardiennes souriantes.

Conséquence des températures basses, du faible ensoleillement et des précipitations répétées, la limite de la neige s’est régulièrement abaissée, jusqu’au niveau du chalet ou des crêtes basses alentours, ralentissant partout le développement de la végétation. Alors que les vaches hésitent encore à gagner leurs pâturages d’été, les narcisses retardent d’autant leur floraison, dans l’attente de jours plus cléments et du retour des hirondelles.

Vu des hauteurs de La Tour-de-Peilz, la crête blanchie d’Adversan pouvait faire croire à des champs de fleurs épanouies, balayant dans l’instant la réticence à sortir engendrée par les fréquentes averses. Là-haut cependant, on remarque que la Neige de Mai était loin de la maturité et que seules quelques rares corolles cherchaient désespérément un espace bleu entre les nuages. Le blanc des champs c’est juste la neige de ces derniers jours, une multitude de petites taches blanches enchâssées entre les touffes d’herbes hautes couchées et les tiges droites des narcisses. La combe du Baret est uniformément blanche. L’eau ruisselle en bordure des chemins et vient gonfler le ruisseau du vallon. Plus loin, au-delà de la crête des Alpes, les lacs débordent, inondent leurs berges et les routes proches.

Dans l’intervalle, chacun reste suspendu dans l’attente d’un changement céleste. Et si, le soleil ne revenait pas ? Rappelez-vous cet hiver-là, le vieil Ansevui, herboriste et guérisseur respecté,  annonce la mort du soleil au printemps. Certains y croient, d’autres pas. Les uns accumulent des provisions, se réfugient au fond de leur chalet et d’eux-mêmes. Les autres se préparent au printemps et partent à la rencontre du soleil.

« Mais quel drôle de pays que le notre; c’est un pays triste, disait-il.

– Et celui de là-bas ?

– Ici, c’est gris; là-bas, c’est bleu. On a eu le beau, cette année, tout le temps de la vendange. Ici, on n’a point de soleil de tout l’hiver, là-bas ils en ont deux tout le long de l’année. Vous comprenez, ça fait une différence.

On lui disait:

– Deux ?

– Oui, il y a celui qui est dans le ciel et puis celui qui est dans l’eau.

– Celui qui est dans l’eau ?

– Oui, c’est qu’il y a le lac. Oh ! C’est raide là-bas, c’est encore plus raide qu’ici. C’est une côte au bord de l’eau, c’est comme un côté de baignoire, ça a deux cents mètres de haut. Et la terre  n’y tiendrait pas toute seule, mais ils ont fait partout des murs qu’ils ont mis les uns au dessus des autres, qui la soutiennent; et où ils cultivent la vigne avec des fossoirs, remontant chaque hiver dans des hottes la terre qui est descendue. Ils sont là, voyez-vous, comme sur des marches d’escalier, et ils sont dans l’air, voyez-vous, parce qu’il y a de l’air partout. Il y a au- dessus d’eux l’air qui est bleu, en face d’eux la montagne qui est bleue, au-dessous d’eux le lac qui est bleu. Le soleil vous tape sur la tête, mais il y en a un autre, celui d’en bas, qui vous tape dans le dos. Ça en fait deux: celui d’en haut, qui est en un point, tout rassemblé; celui d’en bas qui est tout cassé en morceaux et éparpillé, parce qu’il y a de l’eau qui le balance et en bombarde la côte; ça en fait deux qui chauffent ensemble: c’est pourquoi ils ont du bon vin. »

(Si, le soleil ne revenait pas ? – C.-F. Ramuz, 1937)

Michel Roch

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