Alors que nous rejoignons notre point de départ à Chandonne, un petit hameau au-dessus de Liddes dans le val d’Entremont, le bourdonnement sourd d’un gros insecte jaune nous fait lever les yeux. L’hélicoptère s’élève rapidement au-dessus de nous, glissant vers le ciel et la crête en quelques battements de palles, pour atteindre en quelques minutes la selle du col de Mille. Le hasard avait voulu, sans que nous ne le sachions, que le jour de notre course serait aussi celui de l’inauguration de la cabane de Mille, magnifiquement reconstruite l’an dernier. Aussi, une affluence particulièrement abondante et joyeuse était attendue là-haut et l’organisateur avait judicieusement mis sur pied un service de vols, permettant à chacun de rallier rapidement la nouvelle cabane sans effort, ce qui permit à deux d’entre nous de choisir la rapidité de la voie des airs plutôt que la raideur du plancher des vaches.
Au déroulement purement alpin de notre course allait s’ajouter une petite série d’évènements, aussi inattendus et bienvenus, ajoutant à notre composition montagnarde ces petites touches heureuses qui font d’une toile ordinaire un véritable chef d’œuvre. Ainsi, la forte fréquentation en ce weekend du jeûne fédéral de la cabane de Prarochet dans le massif des Diablerets ne permettait pas d’accueillir notre groupe, nous obligeant à rapidement trouver une autre destination suffisamment accessible aux familles. C’est ainsi que notre choix s’est porté sur le Mont-Rogneux en traversée depuis Liddes, un sommet que la plupart d’entre nous connaissaient mieux dans sa version hivernale profondément poudrée.
Très éloigné du confort rustique de l’ancien refuge, la nouvelle construction est maintenant vaste et spacieuse, avec de grandes baies vitrées sur toute la longueur du réfectoire. La vue, sur le vallon vers Liddes et le panorama en demi-cercle couvrant tout le massif du Grand St-Bernard, est magnifique. On y voit jusqu’au Gran Paradiso et peut-être même, pour celui qui a de bons yeux ou l’imagination suffisamment vagabonde, jusqu’au Monte Cinto plus au Sud. Plus besoin non plus d’offrir ses services au gardien pour la vaisselle ; l’éolienne produit le courant nécessaire à la machine, laissant le temps à chacun pour déguster un véritable espresso corsé ou une Petite Arvine non moins véritable.
De Chandonne au Col de Mille à 2 472m, il n’y a que mille mètres à franchir en trois heures d’une ascension régulière et soutenue le long du torrent d’Aron et à travers la forêt du Revers, pour rejoindre les pâturages d’Erra. Là, un paisible troupeau de bovins des Highlands nous regarde passer d’un doux regard à travers une longue frange à la Françoise Hardy. Le bleu azur intense et lisse du ciel se dispute alors la surface céleste avec de longues volutes blanches et denses qui s’accrochent aux sommets, ou se trainent dans les vallons et se déchirent par instant, masquant les sommets de la ligne d’horizon pour mieux l’encadrer l’instant d’après. La ligne au Sud, partiellement voilée, laisse apparaître un haut sommet sombre et sa langue glacière tourmentée que l’on mit un temps à identifier comme étant le Vélan et le glacier du Tseudet. Plus tard, de la cabane, on aperçoit encore le Grand Combin et sa large masse blanche sommitale, et, plus à gauche, pointant entre deux chaines noires, le sommet arrondi du Petit Combin. Plus dégagés, devant nous à notre droite, irradiant en pleine lumière, apparaissent les Grandes Jorasses, le Mont Dolent, l’Aiguille d’Argentière, le Triolet et le Tour Noir.
Au matin, la nébulosité avait été balayée par une petite bise mordante et, bien que le soleil ait déjà passé la limite des crêtes au levant, notre position restait plongée dans l’ombre austère du Mont Rogneux. Il faisait alors un froid vif, annonciateur de l’hiver à venir, que confirmaient les herbes givrées alentours et un petit grésil résiduel sur les tables dehors. Un beau jour, ou peut-être une nuit, près du ciel, je m’étais endormi, quand soudain, semblant crever le ciel, et venant de nulle part, surgit un aigle noir… On ne me pardonnera peut-être pas cette allusion lyrique, cependant, alors que nous étions encore tous à demi endormis à rêvasser sur notre tasse de café, Marion surgit de la nuit froide comme l’aigle dans le ciel, illustrant superbement les paroles de Barbara. Partie de Brunet dans la nuit noire où elle avait abandonné sa voiture, elle avait sillonné la montagne en contournant la montagne par le Nord et nous rejoignait pour la journée.
Du col de Mille, le sommet du Mont Rogneux n’est qu’à quelques enjambées ; tout juste 600m à franchir en deux heures d’ascension. Le chemin bien marqué, identifié en bleu et blanc, grimpe rapidement en lacets serrés et raides à travers le pierrier et plus haut sur le fil de la crête, sans présenter de difficulté sinon un risque de glissade, ce jour-là en particuliers, puisque une petite chute de neige avait tout recouvert d’une pellicule de deux centimètres. Cependant, à part notre prudence accrue, rien ne vint nous ralentir. Le ciel était bleu immaculé, le contour de l’horizon s’irisait du soleil levant, alors que nous restions encore pour un moment encore dans l’ombre froide. Puis, ayant pris un peu plus d’altitude, au tournant d’une petite dorsale, le sol devant nous s’embrase, réchauffant l’air comme par miracle. Progressivement, et à chaque pas un peu plus, notre environnement s’illumine. On progresse maintenant directement sur le fil de l’arête formé d’un empilement de grosses pierres jusqu’à atteindre l’antécime. Devant nous, deux cents mètres en avant, à 3084m d’altitude, le vrai sommet avec sa croix sombre se détache sur le clair du ciel.
La descente vers Brunet vers le point 2858 suit la ligne de l’arête opposée à celle de la montée, sur un sentier bien marqué et exposé. Cependant, grâce à l’exposition favorable de la pente, la neige a complétement disparu, permettant une progression sûre. Au lieu-dit Sery, la brume qui monte semble nous rejoindre ; l’air semble à peine voilé, mais le soleil bien présent nous invite à un dernier « dolce far niente ». La cabane n’est plus très loin et, par un de ces heureux hasards du weekend, la brume s’affaisse vers la vallée et se dissipe, nous laissant profiter jusqu’à la dernière minute de cette belle atmosphère et des belles couleurs chaudes automnales.
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