Il faisait beau sur l’Alpe, un temps propice à la flânerie ; un temps qui engourdit aussi. Les effluves flottant dans l’espace exhalaient le champignon, l’eau fraîche, les mousses, les lupins, les mélèzes et mille autres fragrances subtiles que l’on percevait plus indistinctement. La végétation aussi avait amorcé sa mue, les extrémités des branches des mélèzes viraient au vert et au jaune pâle. Les myrtilliers, gardant encore leurs fruits fermes et savoureux, tournaient au rouge bordeaux, donnant un magnifique relief aux pâturages d’altitude. Cependant, si l’atmosphère invitait à la promenade légère, le relief que nous devions parcourir engageait plutôt à la marche soutenue et constante. Derrière Fäld à 1547m, la montée au Geisspfad à 2473m, ou Passo della Rossa de l’autre côté de la borne frontière, est rude et longue. C’est tellement éreintant que Philippe n’a pas pu s’empêcher de piquer une tête dans le Geisspfadsee, un magnifique lac limpide et bleu lové dans la large cuvette du col. Oui mais … On est alors bien loin des rives sablonneuses de la rade d’Hyères et, si l’eau y est beaucoup moins salée, elle est à l’inverse beaucoup plus fraîche. Ainsi, le retour de notre ami sur la terre ferme fut plutôt rapide. Philippe a beau être un habitué des grands froids canadiens, il a intégré chez nous le même côté poule-mouillée du Boèland ordinaire.

 

Ensuite, quand on est en haut, il faut finir par redescendre. Le sentier de la Rossa qui descend sur le village de Devero traverse un immense chaos rocheux. C’est un sentier inconfortable qui dévale le flanc de la montagne, croisant le pierrier, contournant d’immenses blocs, traversant des dalles bombées, sans laisser aucun répit aux articulations, à l’exception du court franchissement de l’échelle. Chaque pas doit être précis, le regard toujours attentif et les muscles tendus. Alors, quand enfin on atteint les premiers gazons, tout devient soudainement doux et plat. Le regard se libère et le corps se relâche. On fait quelques pas, on franchit le petit ruisseau entre quelques blocs erratiques. Un chalet à gauche, deux à droite, un drapeau italien flotte au-dessus des toits, on atteint Devero et la cabane du CAI. Cette nuit-là, il en est, moins habitués sans doute, qui n’ont rêvé que de cailloux.

Le lendemain matin, une petite pluie fine et une fraicheur vivifiante ont d’abord ramené nos souvenir sur les rivages de la Pointe du Raz ; mais le décor n’y était pas. Le vert environnant était luisant et sombre et, juste au-dessus de nos têtes, une nébulosité traînante masquait les crêtes qui ferment le vallon. Pas très encourageant. On retarde un peu notre départ, dans l’espoir d’une amélioration, puis on abandonne le projet de monter au Monte del Sangiatto. On va aller visiter le village, faire une prière dans la petite église posée sur la crête et dont le sol, qui suit le relief du terrain, monte vers le chœur et vers Dieu. Notre intercession vers le divin devait manquer de ferveur, le temps ne s’étant pas remis au beau, on se glisse dans la salle de la Pensione Fattorini. La Pensione Fattorini si trova alle porte dell’Alpe Devero ed da sempre un punto di riferimento per escursionisti e amanti della montagna. La cucina di tipo casalingo propone primi piatti tipici locali: gnocchi ossolani, cappellacci ai funghi porcini e molti altri. Non manca mai la polenta, servita con le carni in umido o con i formaggi prodotti dai pastori dell’Alpe. Tutti questi piatti possono essere accompagnati dagli ottimi vini Ossolani come il Prunent, Cà d’Matè e il Bruschett. I dolci sono tutti rigorosamente preparati in casa, da provare la crostata di mirtilli e la torta di pane. Irrésistible, alors que dehors la nature est inversement accueillante. Dans la quiétude de cette belle salle et des saveurs de l’Alpe, la bruine persistante peut bien nous attendre un peu, d’autant plus que rejoindre Crampiolo ne requière qu’une petite heure et très peu d’efforts. Crampiolo c’est un joyau de pierres posé dans un écrin vert. C’est un hameau de vieilles bergeries de pierres, toutes rénovées superbement et affectées au tourisme. Nos efforts, après la petite balade que l’accalmie permit, furent plutôt pour le repas à l’Agroturismo. Ce soir-là, la cerise n’était pas sur le gâteau, mais dans les assiettes que la Famiglia Olzeri nous servait : charcuterie, fromage, polenta au four, risotto aux bolets, tranches de porc, pommes de terre rôties et pana cotta aux myrtilles, raisonnablement arrosés. Pour ma part, ce fut plus difficile de monter l’escalier de l’auberge que de grimper la Rossa, pour d’autres, d’autres rêves remplaçaient avantageusement ceux de cailloux de la veille.

Le vallon de Devero se situe dans la pointe de l’Italie qui se coince entre le Tessin et le Valais. Pour retrouver notre point de départ, il nous suffit de filer vers le fond du vallon. Le chemin, confortable et large rejoint le mur du barrage et longe ensuite à plat la rive du lac. Puis, la pente se redresse progressivement. Le sentier serpente entre les myrtilliers et quelques grosses pierres. On rejoint plus loin un petit replat orné d’un petit lac d’altitude. Plus loin, on vient à nouveau buter contre la pente, qui se redresse. Le sentier grimpe et gagne en quelques zigzags courts une large échancrure dans la paroi rocheuse. On touche les premiers cailloux quand un courant d’air frais nous agresse. Un panneau jaune mentionne : Bocchetta d’Arbola – Albrunpass, 2409m. Devant nous le paysage s’ouvre, le ciel, couvert jusque-là se dégage libérant un bleu magnifique. Juste au-dessous, le chantier de la réfection de la cabane du Binntal semble inactif ; le gros-œuvre est terminé, les travaux sont à l’intérieur. Deux heures nous seront encore nécessaires avant de pouvoir nous relâcher sur la terrasse de Fäld.