Depuis le départ de Lauterbrunnen le petit train de montagne vibrait au rythme de la denture crochant la crémaillère. Grimpant dans les flancs sinueux et raides de la pente menant à Wengen dans une lente procession, il dévoilait à ses passagers à chaque nouvelle courbe, par bribes, un environnement toujours plus grandiose de hautes cimes, de parois vertigineuses et enneigées. Un paysage propre à émerveiller Samivel lui-même.

De délicats visages ovales étaient collés aux vitres du train, les yeux masqués par de larges lunettes sombres. Des babilles incompréhensibles fusaient, laissant échapper des Hiii et des Hooo rapides et excités, trahissant à la fois l’origine asiatique et les émotions ressenties à la vue du paysage insoupçonné qui se découvrait peu à peu. Ils photographiaient tout. Et les décors enneigés, et eux-mêmes enlacés sur la banquette, et la vétusté du vieux train, et eux encore devant le paysage à travers la vitre ou encore devant un panneau marquant un lieu. Une curieuse frénésie digitalisée avait envahi l’espace, immortalisant ces instants, que nous retrouverons un jour peut-être dans l’album public d’un réseau virtuel.

A la petite Scheidegg, les champs de neige à l’ombre de la face Nord de l’Eiger sont godillés par quelques rares skieurs. De notre position éloignée, on distingue clairement à chaque virage une envolée de neige légère, créant chez nous une jalouse impatience. Visiblement, alors que nous attendions cette sortie, la météo très maussade des derniers jours nous organisait des espaces de jeu d’une rare qualité, un ciel cyan-sationnel, un froid vif associé d’un vent piquant.

La montée dans les entrailles de l’Eiger s’agrémente de deux brèves escales, avant d’atteindre le Jungfraujoch, mensongèrement appelé « The top of Europe ». Juste le temps de laisser la foule des voyageurs quitter son siège, s’élancer dans les tunnels pour admirer et immortaliser la vue plongeante sur la petite Scheidegg, puis sur la mer de glace. A noter que si le trajet assis dure cinquante minutes, l’alpiniste bernois Ueli Steck gravit en solo les mille six cents mètres de dénivelé de la face Nord de l’Eiger, crampons aux pieds et piolets en main, en deux heures et quarante-sept minutes. Ca laisse songeur, Claude ne me contredira certainement pas.

Du Jungfraujoch, pour atteindre la chaleureuse cabane Hollandia à 3240m, nous devons descendre sur quelques kilomètres le glacier Jungfraufirn, atteindre Koncordiaplatz et remonter jusqu’à la Lötschenlücke par le glacier Grosser Aletschfirn, dominé par la barre glacée de l’Aletschhorn. La glissade sur les pentes douces, dans la neige fraîche et profonde ne présente aucune difficulté, même pour Jacques en surf, qui négocie habilement la trace étroite dans les secteurs les plus plats. Ainsi, en quelques virages et de longs schuss, nous atteignons le point bas de notre progression, quelques gros cailloux en bordure du plateau à 2726m. La cabane est alors distante de sept longs kilomètres pour cinq cents mètres de dénivelé, qui se traduiront pour les plus rapides par trois heures d’une monotone progression dans un décor jamais renouvelé et d’une froide beauté. Pour les autres, il faudra plus de six heures d’une lente et pénible progression, contre le vent et dans un froid soutenu, avant de connaître l’accueil bienveillant des gardiens et la chaleur tant attendue d’un solide refuge et d’une bonne soupe.

Le lendemain, le vent est complètement tombé et le soleil a déjà franchi l’horizon lorsque nous nous remettons en route. Nos aînés ont choisi l’option d’une descente directe. Ils nous attendront dans la quiétude des chalets hibernants de Flaferalp. Nous autres attaquons l’ascension par une longue progression sur l’Aebeni Flue Firn, un glacier très faiblement incliné jusqu’au pied de tous ses sommets avoisinants, qui se redresse brusquement en une pente soutenue jusqu’à la crête sommitale. Les conditions de couverture du glacier très favorables nous permettent de garder la corde dans le sac. Seul le bourdonnement des hélicoptères trouble le calme de l’endroit, apportant aussi l’inconvénient des « voleurs de traces », ces skieurs, caméra sur le casque, qui nous volent le bonheur égoïste de tracer des pentes encore vierges. Trois heures plus tard, dans une bonne chaleur, nous foulons tous les quatre le sommet de l’Aebni Flue, 3962m.

Bien que de nombreux skieurs, alpinistes et héliportés, aient déjà parcourus les pentes, il nous reste encore suffisamment d’espaces pour y laisser nos marques, régulières et harmonieuses, reflet d’une neige magnifique et d’un plaisir jamais assouvi. Qu’une zone plate approche, progressivement toutes les traces se rejoignent pour n’en former qu’une seule, et se séparent à nouveau lorsque le relief redonne de la vitesse, gravant la surface de lignes parallèles ou de courbes douces entrelacées, comme un message extra-terrestre. Un dernier resserrement marque l’évitement d’une large ouverture, juste au-dessus d’Hollandia et de la Lötschenlücke.

En allemand, Lücke signifie la brèche. Bien nommée, la Lötschenlücke est effectivement une formidable meurtrière sur le Lötschental, ouverte entre la haute arrête reliant le Sattelhorn à l’Aletschhorn et celle joignant l’Anungrat au Mittaghorn. De cette position stratégique, droit devant, on pourrait presque apercevoir des chopes sur la terrasse du café de Blatten, quinze kilomètres plus loin. Bonne vue ou effet hallucinant du soleil et de l’altitude ? La question reste posée.

Recherchant les neiges restées le plus tard à l’ombre, un œil attentivement posé sur les pentes dominantes, on glisse à bonne vitesse vers la vallée, en profitant des dernières profondeurs légères, en négociant les zones plus mouillées en de larges virages souples et en franchissant les secteurs les plus plats dans les meilleures traces. Quelques virages glissés sur une courte crête de moraine, une dernière courbe bien marquée et on passe le pont qui franchit la Lonza pour atteindre les premiers chalets de Fafleralp.

L’un prenant le soleil sur la neige, l’autre affalé contre une paroi en mélèze, le dernier couché sur un banc, nous retrouvons nos compères, rôtis et cuits à point, dans l’attente d’un dernier jeu de glisse jusqu’à Blatten.

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

Michel
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