Portrait de Jean-Marc (1956-2017)

Un bandana vissé sur la tête, une salopette bleue, du papier de journal à la place des chaussettes, une clope au bec, on pouvait te reconnaître de très loin comme de près. Un personnage haut en couleurs, un terrien digne des romans de C.-F. Ramuz ou des poèmes de Gustave Roud. Mais aucun écrivain n’aurait pu en inventer un comme toi. Et pour nous tous, tu étais et resteras Jean-Marc ou « l’Indien ». Souvent en route mais jamais pressé, parce que, selon ta devise, à la montagne « c’est comme à la poste », on doit savoir attendre et selon ton expression «  à la montagne ça change tout le temps ».

Force de la nature, tu puises d’ailleurs ton énergie dans cette montagne qui n’a aucun secret pour toi. Il faut dire que la ville te faisait peur ; tu craignais toute forme de systèmes urbains ou sociaux et les hôpitaux. De ton amour pour la nature sauvage, tu développes une fascination pour l’Amérique, le Canada et le monde des trappeurs ; tu rêvais de grandes étendues. On entendait ainsi ton rire retentir à travers la vallée depuis toutes les fermes, faire vibrer les chalets. Ta voix joyeuse, enjouée annonçait ton arrivée sur quelque véhicule de fortune. Mais tu sais aussi t’arrêter. Tu restes de longues heures debout dans un pâturage pour contempler en contre-bas le paysage et écouter le silence. Assis sur ton plot devant le chalet du Cerisier, tu demeures aussi longtemps à scruter l’horizon mais tu n’attends rien. Les amis, les frères, les voisins défileront et viendront trinquer le verre de l’amitié.

Ta vie a d’abord été une vie de labeur et de service et tu ne comptais pas tes heures, aimant le travail bien fait. Un tas de bois, rangé par tes soins, était comme une œuvre d’art. D’ailleurs tu savais absolument tout faire, de ton expérience au refuge de Derborence. Tu pouvais garder d’immenses troupeaux, comme cuisiner, faire toi-même ton pain, t’occuper du ménage. Toujours très propre sur toi, très soigneux avec ton habillement, tu sentais bon la lessive et l’adoucissant Lenor. Tu faisais la lessive chez Kurt et la suspendais chez nous au Cerisier. Entre les quatre murs du chalet, tu fais quotidiennement le feu pour Anne qui travaille longtemps la nuit, sur Montreux, et pour ses filles qui montent régulièrement pour étudier. Tu assisteras aux moments importants de nos vies : la naissance d’une thèse de doctorat, les récoltes, les 1er août au chalet, les vendanges à Chardonnes, les anniversaires, les repas de famille, les courses d’école de nos élèves. Arrivé le joli mois de mai, tu commences à monter la garde dans le pré à narcisses sur les ordres d’Anne, et tu joues les Franz Weber d’emprunt, moins par conviction écologique que par affection. Tu défends aux promeneurs de toucher aux fleurs protégées, avec une prescription toutefois, si la dame est jolie. Les randonneuses avaient droit toutes à leur « Bonjour Madame ! ».

Dans tout le vallon de Villard et dans tout Orgevaux, ce sont des tas de chalets et de fermes qui ont été surveillés, soignés par toi. Bon génie des Alpages, tu veillais sur ces lieux ; il y a quelques semaines encore, tu as sauvé du feu le chalet de Kurt : ton nom est resté gravé sur ces murs. Dernièrement tu as encore déneigé un immense escalier prenant soin d’allumer une bougie pour éclairer les pas de la propriétaire des lieux, qui craint le noir. Sur le plan des rapports humains, tu avais également horreur des injustices et tu as défendu des gens lorsqu’ils étaient méprisés, comme lorsque tu te battras contre deux hommes, pour sauver l’honneur d’une femme malmenée dans un bistrot.

Enfin et par-dessus tout, ce sont les bêtes qui n’auront aucun secret pour toi. Tu avais hérité d’ailleurs quelque chose de leur instinct : ta force était celle du taureau, ta malice celle du renard, ton œil celui du lynx. La famille Nicole est le grand témoin de ton contact extraordinaire avec les vaches. Bon berger des troupeaux, tu savais parler aux bêtes avec une douceur hors du commun, pour ramener les animaux perdus. Mais tes compagnons seront aussi les chats qui, de la ferme des Nicole au chalet des Christen, te suivront à la trace et viendront s’établir définitivement au chalet du Cerisier. Le chat noir Pinot, la chatte Mimosa et Maroussia,, la petite bâtarde, seront d’ailleurs les derniers témoins de ta mort, lorsque ton mal te surprendra. Il faut dire que comme le magicien Doz, tu exerces sur les félins un charme magnétique et qu’ils te suivent même sur la route, à la file indienne. Aux chats s’ajoutent encore les chiens : Youka, le chien de David, et le Berger allemand de Marc Chevalley, Siva, ont bénéficié de tes soins patients. Et lorsqu’enfin la nuit tombe sur Orgevaux, ta journée n’est pas finie ; à 19h30, tous les soirs, tu sors du chalet du Cerisier pour souper avec Goupil, le renard que tu as adopté petit et que tu nourris patiemment à la main, près d’une heure. Si tu étais « l’homme qui murmure à l’oreille des vaches, des chats, des chiens et des renards », il n’était pas rare de t’entendre aussi parler aux oiseaux. Rouges-gorges, mésanges s’approchaient de toi de façon surnaturelle, lorsque, assis immobile devant le chalet, tu te tenais devant le tas de bois. Pour quelqu’un qui ne croyait pas, tu avais un côté St-François d’Assise.

Nous savions tous que tes moyens étaient très modestes. Tu vivais une vie hors norme dans une Suisse conservatrice, sans doute aussi parce que tu chérissais par-dessus tout ta liberté. Pour cette liberté, tu avais tout sacrifié : le couple, l’emploi salarié, toute forme de vie matérielle et toutes les assurances qu’une vie helvétique aurait pu t’offrir. Ton existence était fondée sur une autre économie : l’échange. Sans revendication religieuse ni appartenance à quelque principe politique, ta vie incarnait une simplicité perdue, un « carpe diem » hors norme. De là ton immense générosité. De temps en temps, lorsque quelque chose avait disparu au Cerisier, on savait que tu avais craqué par générosité ; tu avais fait un cadeau à quelqu’un. Qu’est devenue d’ailleurs la maisonnette en bois pour nourrir les oiseaux du chalet qu’Anne t’avait offerte ?

Mais si tu échangeais volontiers tes services, tu étais aussi chouchouté par tes frères, tes voisins et amis. Approvisionné de bonnes tresses et de victuailles par ton frère Michel, les dimanches, vous partagiez joyeusement le thé et les pâtisseries. Ton frère Olivier s’occupait quant à lui de ta télévision et de ton portable, mettant à profit ses connaissances de la technologie. Ils te téléphonaient souvent, presque tous les jours ces derniers temps. A ceci s’ajoutent d’autres plaisirs gourmands. Tu recevras des confitures maison et des gelées de tous tes voisins qui te gâtaient de mille et une façons, des petits biscuits et de la cuchaule de Murielle, des chocolats d’Astrid et de Jacqueline, de la moutarde de Bénichon, des œufs d’Anouk, les champignons et du poisson de Jean-François, les légumes et les fruits de François cueillis à Chardonnes. Tu seras régulièrement invité chez les habitants du coin, notamment chez Sylvio et Micky pour souper, chez Jean-Pierre Widmer pour de longues parties de jass, ou chez Marc pour bricoler.

Tu adorais aussi être avec des jeunes et partager tes cigarettes avec Justin, ou discuter avec tes copains du téléski d’Orgiride. Tous les copains de Lausanne qui séjourneront au Cerisier ont gardé un souvenir indélébile de ta personne. Enfin, et plus que tout, tu décharges tes batteries auprès de tes amis intimes du Cercle du Montagnard. Jouer aux cartes, boire des verres, échanger avec tes copains et copines du restaurant t’est très précieux. Même quand le restaurant sera fermé, tu continueras à passer de très bonnes soirées là-bas. Tu n’étais pas un sans un domicile fixe, tu étais partout chez toi. 

Il faut dire que tu nous le rendais bien par ton goût immodéré pour les cadeaux et, avec toi, les attentions et les surprises ne manquaient pas. Lorsque François Christen avait cultivé trop de fleurs, tu distribuais les cageots de pensées restants. Juste avant de t’en aller, tu as encore longuement décoré notre chalet pour Noël et nous retrouvons chaque jour des figurines en paille, que tu as arrangées dans les niches, qui sont encore les signes de ta présence généreuse.

Rares sont les personnes aujourd’hui qui ne sont pas stressées, qui ne regardent pas leur montre et prennent le temps d’écouter. Tu t’étais fâché avec la religion et avec « Dieu le Père » comme on l’appelle parce que, de ton enfance difficile, tu avais hérité une mauvaise idée des pères. Et pourtant tu avais une bonté, une écoute et une empathie hors du commun.

 

Pour nous autres habitants du Cerisier, une question restera inéluctable: comment, aussi grand physiquement, avec une personnalité aussi forte, as-tu pu être si discret chez nous ? On t’entendait à peine et pourtant tu faisais pleinement partie de nos séjours au chalet, tu faisais partie de nos vies. Lorsque, tard le soir, tu montais l’escalier, tu te faisais léger comme tu pouvais mais ton pas lourd, faisant craquer le bois à chaque marche, nous rassurait. Perché là-haut dans ta chambre mansarde, tu veillais sur nous, puissant comme un animal, léger comme un ange.

Hommage de la Famille Christen, cimetière de Clarens, 26 déc. 2017