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Depuis quelques jours, on était dans le bleu. Celui du ciel tout d’abord, puisqu’un anticyclone était stationné sur nos têtes depuis plusieurs semaines déjà, maintenant une chape de brume sur Genève, et assurant ailleurs un ensoleillement radieux qui faisait barrage à toute nouvelle précipitation. Dans le bleu aussi, par le report aux calendes grecques de la balade nocturne en raquette ; pas de neige, pas de lune. Le clair de lune n’était pas au rendez-vous prévu, sans qu’on sache à ce jour si on doit cette encoublée calendaire aux relevés du Messager boiteux ou à notre ami Laurent resté le nez dans les étoiles. Quoi qu’il en soit, et sans rancune envers quiconque, on n’allait certainement pas rester plantés devant la télévision à regarder « Nunuche Story de Margaux Guyon », plutôt que de partir à l’aventure à « La rencontre de l’inconnu au chapeau noir ».

Sur la carte des Alpes, il est quantité d’endroits anonymes, peu remarquables du point de vue du géographe, mais qui néanmoins inspirent par leur générosité et leur capacité de résilience. En été, ils offrent des espaces retirés, ombragés, presque secrets, où l’on trouve des orchidées, des myrtilles, du chamois, du brochet, de la vigne et même un glacier … ; mille petites merveilles à même d’éveiller notre curiosité et d’enflammer notre enthousiasme. En hiver, tout est caché, recouvert d’une bonne épaisseur de neige qui se tasse, se déforme, se cartonne puis fond, au gré des jours et des humeurs du temps. Cependant, il y a comme des trous d’air ou de temps dans l’espace, ou la combinaison des deux. Et, avant que les hirondelles ne reviennent, le temps qu’il fait et celui qui passe semblent ne pas avoir eu d’emprise sur ces lieux où tout reste suspendu et inchangé. Dans ces petites combes abritées, dans ces vallons perdus, dans ces creux sous le vent des crêtes, le froid vif s’est installé et le soleil, trop bas, ne parvient plus à réchauffer l’atmosphère. Alors, la neige reste belle, profonde et les traces des skieurs se trouvent régulièrement recouvertes par les apports du vent. Aucune carte ne mentionne ces endroits magiques que l’on ne découvre que par hasard ou par ouï-dire. Dedans, on s’y libère totalement, tout s’équilibre ; c’est si intense que l’on touche au bonheur. Et quand on sort de cet espace-temps absolu, alors les skis plongent sous la croute, nous désarçonnent brusquement et Vlamm ! Un peu brutalement, on retrouve alors le plancher des vaches. C’est dans deux de ces merveilleux endroits que nous sommes allés noyer notre spleen ce weekend.

Le premier petit lieu de bonheur est seulement marqué sur la carte par un « x » et son altitude : 2326m. Ses coordonnées géographiques 572’281E/119’650N le situent au-dessus des Plans-sur-Bex, au Sud-Est du Col des Pauvres et de la Dent Rouge. On l’atteint par un long cheminement sur la monotone route forestière jusqu’à Euzanne, puis en s’enfilant dans le vallon plein Sud, jusqu’au fond, en franchissant deux ressauts. La pente raide que l’on rejoint alors, trente degrés d’un seul tenant, est partiellement couverte par une forêt éparse de mélèzes qui fonctionnent comme un frein dans les coups de foehn. Le vent, ralenti entre les troncs, lâche sa charge de neige plus loin, maintenant une surface dense, lisse et douce sous la Dent des Savolaires. Quand on « conversionne » dans la pente à la montée, on sent nos poils se dresser sur les bras, phénomène prémonitoire, annonciateur de cris de joie au retour. La pente sommitale, plus exposée, est plus irrégulière, mais elle restait encore étonnamment bonne après cette longue période sans nouvelle neige. Ce plan raide est authentiquement indigène et exclusif. Corsé et fortement typé, il présente en outre un remarquable équilibre. Robe bleu pâle avec de légers reflets verts et violets, il exhale des parfums de citron vert, de pamplemousse rose et de résine poivrée. Son agressivité marquée lui confère vivacité et fraîcheur. C’est un plan sec, remarquablement équilibré avec sa saveur légèrement salée et une belle vigueur persistante en fin de pente.

Le second lieu, qui n’est lui aussi identifié que d’un « x » sur la carte, à 2732m, se situe en Valais central au 604’199E/115’213N. Il est coincé en bordure du Vallon de Rechy au-dessus de Mase, entre le Mont Gauthier et la Pointe de Masserey, et présente une longue pente irrégulière, assez raide, avec des combes joliment poudreuses. Trouver le point de départ dans le Val d’Hérens nécessite déjà une bonne concentration sur la carte, qualité qui nous fait encore défaut au petit matin pour découvrir que la route d’accès au Mayens des Praz se connecte bien à l’extérieur du village. Du Mayen des Praz, un chemin à plat traverse le hameau et mène en bordure de forêt. On emprunte alors le chemin pentu à gauche qui serpente entre les mélèzes et relie quelques chalets épars. Plus loin, la forêt s’ouvre, libérant un espace qui s’élargit progressivement. Au hameau de L’Arpette, à 2091m, il n’y a plus d’arbre, juste un solide randonneur à chapeau noir qui échange quelques mots avec nous et nous invite généreusement à son chalet, à notre retour, histoire de vérifier si la Petite Arvine n’a pas perdu de son fruité à rester à attendre en altitude. Mais pour l’instant, encore à l’ombre, l’air est trop vif pour s’arrêter longtemps. Alors la progression reprend, gagne en hauteur jusqu’à atteindre la dernière crête, le dernier ressaut, le ciel enfin.

Un couple de skieurs parti devant nous nous montre la voie. D’en haut, on voit la trace régulière, cadencée et les gerbes légères à chaque virage. Et il reste encore de la place dans ce flanc abrité de la Pointe de Masserey. A ce moment de la journée, entre nous et la rasade gouleyante promise, il y a plus de six cents mètres de crème à fouetter en profondeur, des bâtons, des chevilles et parfois aussi avec le nez. Alors, les cuisses en feu, c’est dans un incomparable moment de délice qu’on s’arrête chez notre hôte pour partager un instant ce décor infini de pics et d’abîmes que seuls les talents de Samivel ou de Ramuz parviennent à décrire correctement. C’est dans ces instants remarquables que l’on découvre que le vigneron est lui aussi poète : La Petite Arvine est un plant authentiquement indigène et exclusif. Corsé et fortement typé, il présente en outre un remarquable équilibre et présente une belle fraîcheur en bouche.  Robe jaune pâle avec de légers reflets verts, rappelant la couleur des baies, il en exhale des parfums de citron vert, de pamplemousse rose et de rhubarbe. Son acidité marquée, mais peu agressive, lui confère vivacité et fraîcheur. C’est un vin sec, fruité, remarquablement équilibré avec sa saveur légèrement salée en fin de bouche et une longue persistance des arômes. Mhhh, ça nous rappelle vaguement quelque chose …

Franchement, crème fouettée et Petite Arvine, ça valait bien une lune. Non ?