Le début de semaine maussade, pluvieux et froid, avait fait germer quelques doutes sur la faisabilité de la course programmée au Pigne de la Lé. La limite de la neige s’était même abaissée jusqu’au niveau des crêtes du Jura et une nébulosité lourde et basse assombrissait autant nos journées qu’elle masquait notre projet valaisan. Cependant, le passage de l’équinoxe d’automne ne pouvait décemment pas se réaliser dans la grisaille. Aussi, à point nommé, miraculeusement comme dans un phénomène biblique, le ciel s’ouvrit superbement laissant le soleil réchauffer l’atmosphère et notre espoir pour une belle course.

 

Dans l’ombre froide du jour naissant, une longue colonne mal ordonnée quitte le havre de la cabane de Moiry. Dix-neufs montagnards, jeunes et moins jeunes, novices ou expérimentés, volontaires ou pleins d’appréhension s’engagent dans le chaos de caillasse pour affronter l’inconnu des glaciers et découvrir l’ivresse des amateurs d’abîmes. Située dans le décor exceptionnel des 4000 de la couronne impériale, la course au Pigne de la Lé est une formidable opportunité de découverte et d’initiation à la haute montagne, permettant de varapper et de traverser un glacier dans des conditions de sécurité optimales. Et la neige, relativement abondante, allait ajouter une touche hivernale à notre ascension. Dans la montée au col déjà, le sentier disparaissait sous une couche croûtée. Les trous et des pierres instables étaient masqués et quelques coulures de glace sur le sol gelé obligeaient à une attention constante.

 

En atteignant le col du Pigne à 3140m, nous rejoignions le soleil et l’atmosphère se réchauffait, découvrant du coup la vallée de Zinal mille mètres en dessous et les sommets qui la ferment, mille mètres au-dessus de nos têtes. Et aussi, sur notre droite, filant vers le ciel, l’arrête du Pigne encombrée de neige et dentelée de blocs, ravivant quelques pensées craintives. Harnachés, attachés, casqués, mousquetonnés, les cordées s’élancent alors à l’assaut de l’arrête, en prenant garde de se maintenir sur le rocher sain du fil. La neige dense, qui plâtre la face du versant de Zinal, couvre les prises et bouche les failles, ajoutant une autre difficulté. Concentré, chacun veille à bien exploiter l’assurage naturel de la corde qui serpente entre les rochers. Gagnant en assurance à chaque franchissement, nos jeunes et novices découvrent sous un autre angle la réalité des cartes postales touristiques. La montagne est haute, sauvage et rude ; elle aussi froide dans l’ombre enneigée et étouffante sous le soleil éclatant. Et la neige si blanche sur l’image, si riante dans les jeux de glisse devient soudainement stressante dans la pente raide qui plonge sous nos pieds vers la vallée. Mais peut-on vraiment la conter mieux que Samivel ?

Extrait : L’amateur d’abîmes(1940), Samivel 1907-1992
[…]

Quand la tentation devint trop forte, nous partîmes sans tourner la tête. J’étais le premier. Et je me souviens de cette allégresse avec laquelle j’accumulai des pas sur un sol intact, merveilleusement purifié de toute souillure par la tourmente des jours précédents. C’était ce miracle émouvant de la neige qui sans cesse s’épure et se lave et refait inlassablement des cimes toutes neuves pour les vieux désirs des hommes. D’ailleurs nous l’abîmions si peu, cette belle neige, que c’en était une bénédiction. Tout juste derrière nous les pattes de mouche discrètes des crampons et le pointillé du piolet : à croire que nous avions perdu subitement toute pesanteur, acquis par magie l’ineffable légèreté de ces ombres transparentes et du vent que soufflaient les deux vides alternés entre lesquels ondulait notre arête. Il avait par endroit poli amoureusement la neige et nous traversions alors des dalles mates comme du calcaire et que l’acier griffait à peine. Plus loin, c’était une poussière brillante qui s’envolait au premier contact, croulait en cascades de cristal dans la pente où gesticulaient nos ombres interminables. Tout en bas scintillait un torrent silencieux.

Puis brusquement, l’arête s’infléchit comme un arc et prit de la hauteur. Il fallut redoubler d’attention, poser l’un après l’autre minutieusement les pieds aux endroits stratégiques, piquer le piolet dans la paroi compacte et lisse, s’élever sans à-coup le long du manche. Mais tout cela ne faisait qu’aiguiser notre plaisir, car la montagne était solide, jouait son jeu sans détour, un jeu simple et loyal.

[…]

On gravit encore quelques pas dans une petite cheminée qui débouche sur la calotte sommitale. Le sommet du Pigne de la Lé est formé d’une proéminence double, faiblement marquée, séparée par une courte combe neigeuse. Au-delà de la combe, sur notre droite, un caïrn marque le point culminant à 3396m. Là, après les embrassades d’usage, las, soulagé et heureux du moment, chacun se restaure. Se prêtant au jeu du photographe, l’alpiniste pose en conquérant chimérique et éphémère devant la plus belle couronne des Alpes, Bishorn, Weisshorn, Rothorn de Zinal,Obergabelhorn, Cervin et Dent Blanche, garnie encore au premier plan des Besso, Blanc de Moning, Pointe de Zinal et Grand Cornier. Juste sous le soleil, au zénith cosmique et dans l’azur d’une météo parfaite. Juste extraordinaire.

 

La descente s’effectuera dans une autre ambiance, la verticalité granitique glacée ayant fait place aux douces courbes enneigées du glacier sous le chalumeau solaire. On a chaussé les crampons, qu’on essaye d’abord, maladroit et dubitatif dans la neige profonde et les cailloux avoisinants. Plus loin, le franchissement d’une crevasse étroite s’effectue sans difficulté, d’un léger bond par-dessus la profondeur bleutée, alors que les compagnons de sa cordée règlent leur position et maintiennent la corde idéalement tendue. La pente s’accentue progressivement, jusqu’à atteindre la portion terminale du glacier, puis le pierrier où l’on se déséquipe. De là, rejoindre la cabane puis le parking ne prendra plus guère de temps.

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