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Sous le plafond bas du ciel nuageux, les volutes de brume qui collent sur le flanc de la forêt sombre, en se traînant, donnent à la côte au-dessus de Vuiteboeuf une allure d’île tropicale. L’atmosphère ressemble à s’y méprendre à celle de ces à-pics verdoyants de l’Ile de la Réunion, floutés par le brouillard accroché aux crêtes des cirques profonds. A cet instant, le balai incessant des essuie-glaces laisse présager des sentiers glissants, des vêtements crottés et une moiteur inconfortable dans la parka dégoulinante.

Autour de nous tout était exagéré : la végétation abondante et luxuriante, les verts, exaltés par la diffraction des micro gouttelettes d’eau en suspension dans l’air, contrastaient sur le fond noir des troncs et de l’humus des sous-bois. Cependant, le décor restait étrangement plat aussi, sans relief sous la lumière diaphane. Les feuilles luisantes gouttaient. Les épinards sauvages paraissaient si grands que l’on aurait pu s’en faire des parapluies pour s’y abriter. Escargot, bi-borne, montre-moi tes cornes … La chansonnette me revenait, du fond de mes souvenirs d’enfant, sans que je ne puisse m’en défaire. Même bien après que nous ayons pénétré dans la gorge, ni le puissant grondement de l’eau, ni ma concentration sur l’étroit chemin ne parvenaient à éloigner ces paroles.

Sans même nous en rendre compte, en pénétrant dans la forêt et en perdant la vue sur la route, où nous avions laissé notre véhicule, nous avions comme quitté le monde familier et nous nous enfoncions, toujours plus avant, dans une nature irréelle, impalpable, dans une réalité fantastique et augmentée. Nous percevions des elfes que nous ne pouvions voir et, loin au-dessus de nos têtes, au-dessus de la gorge étroite, seuls les cris et croassements des oiseaux faisaient écho aux bruits de l’eau, aux suintements ou aux grondements, selon que l’escalier se rapprochait du gouffre et des chutes ou s’éloignait dans l’étroite impasse, indéfiniment. Et l’escalier plongeait toujours, descendait, descendait. Depuis combien de temps descendions-nous ? J’avais perdu toute notion du temps. Marche après marche, nous fuyions l’avance inexorable du temps qui nous poursuivait. La grande roue dentée avalait les marches juste derrière nous, régulière comme un métronome, s’engrenant dans la pierre comme dans les dents d’une crémaillère. Tic, tac, tic, tac, tic, tac …

Etrange, tout semblait se mêler. Venant de nulle part, un doux visage féminin flottait dans l’espace, comme dans le rêve de Jonathan (1). L’air aussi était étrange, comme parfumé. Ces senteurs inattendues faisaient penser à la complexité d’une fragrance avec des notes qui montaient du fond et venaient en recouvrir d’autres, avant de disparaître dans un fondement subtil, comme la violette efface doucement toute senteur. C’était une mélodie olfactive qui mêlerait au chant du rossignol, celui de la grive et qu’effacerait ensuite l’alouette. Comme dans un regard qui se troublerait de larmes, l’eau se troublait. Et elle goûtait étrangement. A des saveurs de genièvre, d’angélique, de réglisse, de menthe poivrée et d’anis, se mêlaient la vision enivrante des voiles virevoltants d’une muse grisée, dansant comme Esmeralda sur le parvis, sur un fond musical léger et puissant. A côté, exalté dans une sorte de fureur libératrice, Van Gogh peignait un ciel de nuit étoilé dont les volutes de nuages s’enroulaient en spirales (2). La folie n’est pas le bouillonnement, mais l’écume de l’intelligence (3).

« On y va ? » On me tire de ma rêverie. Dehors il pleut à nouveau. A l’arrivée de notre balade à Môtiers, la Maison de l’Absinthe (4) nous a offert un abri bienvenu, reposant dans une atmosphère étrangement chaleureuse, propice aux rêveries du promeneur solitaire. Jean-Jacques Rousseau lui-même s’y installa, à quelques verres de là, il y a quelques années de ça.

« J’ai sous ma fenêtre une très belle fontaine dont le bruit fait un de mes délices. Ces fontaines, qui sont élevées et taillées en colonnes ou en obélisques et coulent par des tuyaux de fer dans de grands bassins sont un des ornements de la Suisse. Il n’y a si chétif village qui n’en ait au moins deux ou trois, les maisons écartées ont presque chacune la sienne et l’on en trouve même sur les chemins pour la commodité des passants, hommes et bestiaux. Je ne saurais exprimer combien l’aspect de toutes ces belles eaux coulantes est agréable au milieu des rochers et des bois durant les chaleurs, l’on est déjà rafraichi par la vue, et l’on est tenté d’en boire sans avoir soif. » (5)

Plusieurs jours ont passés maintenant et le soleil est revenu, mais, je ne parviens pas à enlever de ma pensée le sourire avenant de la jolie serveuse, son regard aigue-marine et son mystérieux accent moldave. Oxanna, un peu vampire, un peu fée, et alchimiste aussi, sans doute.

 

(1) Cosey, Souviens-toi Jonathan

(2) Van Gogh, La nuit étoilée, 1888

(3) (H. Bazin,Tête contre murs,1949

(4) Môtier, La Maison de l’Absinthe, 2014

(5) Jean-Jacques Rousseau, 1762

 

De Môtiers à Sainte-Croix, par la Pouetta-Raisse et Le Chasseron. Dans ce sens pour les arpenteurs, dans l’autre pour les jouisseurs.