La météo annoncée dès le début de la semaine entretenait le doute de la faisabilité de notre course, jusqu’à la dernière minute. Y aura, y’aura pas ? Les températures fluctuaient autour du zéro, tantôt dessus, tantôt dessous faisant remonter la limite de la pluie vers 1200m, pour replonger vers 800m. Vu de loin, le manteau neigeux se reconstituait et par là même nous réjouissait, en raison de la faiblesse résiduelle de la couche. D’un autre côté, ces précipitations régulières chargeaient le manteau neigeux, que les températures insuffisamment basses ne parvenaient pas à réellement consolider. Et le vent ajoutait encore une complexité par l’accumulation ponctuelle et la création de croûtes que nous ne parviendrons que difficilement à identifier et seulement sur place.

A notre rendez-vous à La Tour, les regards interrogateurs se posaient sur les crêtes des Pléiades et sur la face des Rochers de Naye pour tenter de comprendre les conditions existant en altitude. Les sapins n’étaient qu’à peine blanchis et la neige récente ne laissait que peu de traces sur les rochers. Soit il n’avait que peu neigé, ou alors le vent avait tout emporté. Ce n’est donc que localement que nous pourrions juger et ensuite au fur et à mesure de notre progression. Cette manière de procéder correspond à la méthode d’analyse et de réduction des risques 3×3 de Werner Munter, qui consiste à s’interroger sur 3 séries de variables, les conditions, le terrain et l’homme, à trois niveaux dans l’espace et le temps, général, local et zonal. À chacun de ces niveaux il faut répondre à la question « compte tenu de ces différents éléments, est-ce que je peux y aller ? ». Si l’on répond positivement, on passe au niveau suivant. Cette démarche correspond au processus classique de la gestion du risque en montagne : repérer le danger, l’analyser et le minimiser.

A l’Etivaz, on remonte le vallon de l’Eau Froide, jusqu’à une prise d’eau. Cinq centimètres de neige poudreuse recouvrent une croûte glacée fragile. Visiblement, il avait neigé, puis plu, puis neigé à nouveau. Vers 1300m, la couche est plus profonde, on a passé la limite de la pluie et on brasse une bonne cinquantaine de centimètres de neige fraîche. Plus loin, la pente s’est redressée brusquement, nécessitant un zigzagage entre les bosquets, jusqu’au chalet du Fodéra (1532m), puis plus à gauche vers un rideau de vernes. On atteint vers 1820 m, l’embranchement pour la combe du Tarent, laissant à notre droite la trace qui rejoint le col du Châtillon. Notre cheminement passe sous une petite barre de rochers, surmontée des derniers arbres et buissons. De là, on entre dans un monde minéral glacial. Le passage de la crête qui délimite le vallon laisse entrevoir quelques touffes herbeuses, alors que plus bas, le chalet de l’Audalle est invisible, totalement recouvert. Loin au-dessus de nous, on distingue des corniches accrochées à la crête. Le vallon se remonte en deux courts paliers à peine marqués, qui délimitent le redressement progressif de la pente. Juste au-dessus de nos têtes, l’étroit couloir sous la Para s’est vidé. La cassure bien nette longe les rochers vers la droite, laissant la surface lisse de la couche dure du dessous. La masse emportée forme un large cône de neige finement brassée et peu épaisse, dans lequel on progresse lentement et attentif. Le col que nous visons est un peu plus loin sur notre droite, derrière une longue pente sous la crête sommitale, où la neige est restée accrochée et que nous devrons traverser en diagonale. Tiendra, tiendra pas ? A cet instant, tous les indicateurs sont clairement au rouge. La coulée que nous parcourons est toute fraîche, déclenchée par une rupture dans le couloir. La zone adjacente à parcourir est raide et forcément sous tension, n’attendant qu’une poussée pour lâcher et dévaler. La tension est palpable jusque dans nos tripes et, bien que la belle surface vierge devant nous joue l’adagio andante de la petite sirène et que le bouquet final soit tout proche, comme Ulysse nous décidons de ne pas jouer notre marche funèbre aujourd’hui et passons au mode «presto ritorno leggero ».

En bordure immédiate de la coulée, le manteau nous paraît assez stable pour y skier prudemment. La profondeur de la couche et la forte pente nous permettent de virer en douceur dans une neige qui porte bien. Sous le ciel gris sans relief, dans une crème profonde et onctueuse, le retour aux voitures sera rapide, fait de belles courbes, mais néanmoins ponctué de quelques exclamations et plongées rafraîchissantes.

 

Lectures recommandées :

–          A la recherche de Peter Pan, Cosey, édition du Lombard

–          Avalanches 3×3 de Munter, la gestion du risque, édition CAS

–          http://www.anena.org/6014-la-formule-3×3-de-munter.htm

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