Les conditions météo annoncées pour ce weekend de mi-mars laissaient présager d’une belle partie de poker menteur avec les éléments. Alors que le ciel était magnifiquement dégagé sur tout l’arc lémanique et que le soleil matinal préparait une douce journée printanière, Météo Suisse prévoyait un temps se gâtant en fin de journée et le retour du soleil en fin de matinée le lendemain. Le risque d’avalanche était jugé faible, bien que la prudence restait nécessaire dès le milieu de la journée en raison du réchauffement et de la détente du manteau neigeux.

Le temps très doux de cet hiver a créé des conditions bien particulières en montagne. Les torrents sont partiellement découverts et inhabituellement gonflés et les pentes exposées au Sud sont déjà complètement déneigées jusqu’à plus de 2000m. Ainsi, la progression au-dessus de Bourg-St Pierre dans le vallon du Valsorey, souvent délicate en raison du cheminement dominé par les longues pentes raides de la Pointe de Penne, se trouvait être complètement sécurisée. A l’exception des couloirs remplis d’avalanches déjà anciennes, la pente est déjà dégagée de toute neige, correspondant à des conditions que l’on attendrait plutôt en mai. Pour ceux qui apprécient la salade de dents de lion, c’est le bon moment ; allez-y !

Printemps avancé faisant, le croisement de la rivière à la hauteur des chalets d’En bas devait nous réserver une surprise. Notre dernier passage à cet endroit nous avait laissé le souvenir d’une agréable pause ensoleillée sur la terrasse d’un des chalets situés sur la rive gauche. C’est donc très naturellement que nous avons franchi le petit pont de bois pour nous y rendre à nouveau. Bien que chaleureux, le soleil du moment s’accompagnait à cet endroit d’un courant froid et humide, renforcé de quelques bourrasques qui nous firent écourter notre halte. Les chalets sont adossés à de grosses bosses irrégulières, dont un flanc rocheux plonge à-pic dans le torrent. En raison de la faible couverture neigeuse à cet endroit, il n’y a qu’une bonne solution pour traverser, matérialisée sous la forme d’un petit pont suspendu, légèrement éloigné de la trace la plus droite. ¯ Le petit pont de bois ¯Qui ne tenait plus guère ¯Que par un grand mystère ¯Et deux piquets tout droits (air connu). A vouloir trouver un autre cheminement pour éviter le détour, on court le risque d’imiter le manchot empereur d’Antarctique, en moins leste cependant, à cause du sac et des skis. Plus hardie, Corinne a choisi une zone étroite bien empierrée, aisée à franchir en apparence. Seulement en apparence. Un petit splatch plus tard, elle rechaussait dans le silence et la sérénité …

Rejoindre la cabane n’est alors qu’une banalité, que nous avalons en une grosse heure, dans les bourrasques forcissanteset les giboulées. Pas mécontents donc d’accéder à la chaleur bienveillante du refuge.

 

Au lever du dimanche, le vent puissant de la nuit est toujours bien présent, levant la neige dans des tourbillons de poussière glacée. Le gardien est confiant, on irait vers le mieux. Dans ces conditions, difficile de faire mentir le dicton qui veut que En mars, quand il fait beau, prends ton manteau. Bien que personne ne semble avoir envie de mettre le nez à l’extérieur, chacun s’équipe en silence et se glisse dehors, la capuche rabattue sur les yeux et le cache-nez bien calé. La température n’est  pas aussi basse que la vision des éléments le laisse penser. Alors que les corps n’ont pas encore atteints leur rythme de croisière, le vent fort et la visibilité réduite agissent sur nos esprits réticents. Seule la volonté maintient nos yeux rivés sur la trace, sur les talons qui précèdent et qui, inlassablement se lèvent, se posent, puis repartent. Ainsi, progressivement, la moraine est franchie, puis le ressaut, puis le grand arc sous le Petit Vélan invisible et finalement, sans que le décor de coton blanc ni l’ambiance polaire n’aient changés, le pied du col de la Gouille est atteint.

Le col de la Gouille n’est que le point bas d’une crête rocheuse qui lie le Mont de la Gouille au Vélan. Quelques couloirs raides enneigés y accèdent. La neige est peu consistante, profonde et recouvre mal les rochers et quelques dalles. En brassant la neige inconsistante, profitant des quelques aspérités, jouant délicatement du piolet, attentif et prudent, on avale lentement les quelques cinquante mètres qui nous séparent du point de bascule. Entre-temps, le vent s’est calmé. Le brouillard qui nous enveloppait s’est dissipé. A nos pieds apparaît alors le glacier de Valsorey, cerclé dans une bordure d’aiguilles noires et effilées que des limbes nuageuses découvrent et masquent dans une immense respiration saccadée. Dans ce temps, des espaces bleus s’ouvrent, se referment et s’ouvrent à nouveau dans une chorégraphie fantastique et géante. A quelques pas près, nous choisissons d’en rester là, de goûter l’instant et l’atmosphère, sans tenter de trop repousser nos limites, ni de trop jouer avec l’horaire. La descente dans les rochers enneigés et verglacés, sous un ciel devenu enfin radieux, reste délicate. Utilisant un couloir parallèle équipé de chaînes, où il est possible de renforcer l’assurage, d’initier quelques maniements de cordes et même d’effectuer un court rappel, on atteint finalement notre point de départ au pied de la crête.

De là, dans ce décor magnifique, une longue et douce glissade va nous ramener à Bourg-St Pierre. A travers le glacier deTseudet que nous avions remonté dans la purée de poix, nous taillons notre route à la manière des carènes qui tapent dans des vagues courtes. La neige est irrégulière, parfois dure, compactée par le vent, parfois tendre ou aussi croûtée. On peine à se libérer. Ce n’est qu’au-dessous de l’arrête du Tseudet et de la moraine abritant la cabane du Vélan que l’état de la neige s’améliore, se ramollit, nous permettant du coup de mieux enchaîner de larges virages. Plus bas, nous nous  retrouvons à jouer à saute-mottes entre les plaques résiduelles, jusqu’aux voitures cependant.

Michel